Treize
De retour à la maison, j’ai découvert Harriet dans l’obscurité de notre chambre, furieuse et malheureuse. Je me suis assis sur le lit. « Salope de Noire », elle a dit. « Oublie tout ça. »
« Pourquoi ? Que lui ai-je donc fait ? »
« Elle te faisait marcher. C’est un de leurs jeux préférés. »
« Et Dominic n’est même pas intervenu. Il n’a pas dit un mot. J’en ai marre de lui, marre de tous mes enfants. » Elle s’est retournée de l’autre côté. « Mes pauvres lasagnes ! J’ai mis toute la journée à les préparer. »
« Laisse tomber. Prends un cachet. » « Donne-les au chien. Je ne préparerai plus jamais un repas. Que Dieu me vienne en aide. »
Je l’ai laissée scruter désespérément les ténèbres, puis suis allé dans la salle à manger. L’énorme plat de lasagnes ressemblait à un gâteau effondré, triste souvenir d’une soirée gâchée. Je l’ai porté dans la cour derrière la maison et j’ai appelé Stupide. Il s’est couché en posant ses pattes de part et d’autre du plat pour liquider les lasagnes à grosses bouchées.
Il était onze heures, encore trop tôt pour se coucher, surtout vu la température. J’ai rejoint ma pièce de travail et allumé une lampe sur le bureau. J’avais maintenant soixante-dix pages, vingt mille mots environ sur des feuilles jaunes soigneusement empilées devant moi. Pas une fois je ne m’étais relu ; je me fiais à mon instinct. Alors j’ai décidé de tout reprendre depuis le début.
J’ai reçu un choc terrible. Je l’ai senti dans mes tripes et mes reins, la panique à l’état pur, qui remontait le long de mon échine et faisait se dresser les cheveux sur ma tête. Ce n’était pas du tout un roman. C’était conçu comme un roman, mais cette saleté était en réalité un scénario détaillé, le squelette plat, stérile, unidimensionnel, d’un film. Il y avait des fondus et des angles de caméra, même quelques fondus au noir. Un chapitre commençait ainsi : « Plan large – Immeuble d’habitation – Jour. »
Vingt-cinq ans plus tôt, j’aurais saisi à deux mains cette pile de feuilles jaunes, et l’aurais courageusement déchirée. Là je n’avait plus assez de cran ni, plus prosaïquement, assez de force dans les mains.
Ainsi, comme pour tous les hommes, la mort minait Henry J.Molise. L’échec était complet. Molise n’écrirait plus jamais. Molise, applaudi par la critique pour les quatre romans de sa jeunesse, aujourd’hui plus mort que vif à Point Dume.
Réputé cinglé, souffrant d’ulcères, n’assiste plus aux réunions de l’Association des écrivains, fréquente régulièrement le magasin de spiritueux et le bureau de chômage. Marche sur la plage avec un gros chien stupide et dangereux. Rabat-joie dans toutes les soirées, évoque sans cesse le bon vieux temps. Picole tous les soirs en regardant les débats télévisés. Brouillé avec son agent, et actuellement non représenté. Parle obsessionnellement de Rome. Erre sans but dans son jardin, frappe des balles avec un fer numéro neuf. Méprisé par ses quatre enfants. L’aîné rejette la race blanche et va épouser une négresse. Le cadet profite de son sursis pour se lancer dans une vague carrière d’acteur. Le troisième est trop jeune pour participer à la désintégration de la famille. La fille est amoureuse d’un clochard des plages. L’épouse loyale s’occupe des affaires personnelles de son mari, prépare des repas sains qui consistent en œufs à la coque et crème au caramel, aide souvent Molise à rejoindre les toilettes.
J’ai allumé une pipe, puis suis sorti dans le patio et me suis effondré dans un fauteuil. En surface, la nuit brûlante était très paisible, mais derrière ce calme apparent on distinguait l’énorme rugissement des vagues, les stridulations des criquets, le piaillement des oiseaux inquiets, les cris des écureuils, le hurlement d’avions à réaction scintillants, le frémissement des pins ; l’air bruissait d’une étrange prémonition d’incendie.
Une fois encore, la question la plus fondamentale et insoluble de mon existence a commencé de me hanter. Bon Dieu, que faisais-je sur cette petite planète ? Cinquante-cinq ans pour en arriver là ? C’était absurde. Combien de temps durait le voyage pour Rome ? Douze heures ? Naples n’était pas mal non plus. Positano. Ischia. Touchais-je à la fin de ma vie, dans une maison de Point Dume en forme de Y ? Je ne parvenais pas à y croire. Dieu me faisait sans doute une farce.
Hors des ténèbres, sur des pattes silencieuses, Stupide est arrivé près de moi. Il a d’abord observé mon corps, puis ma jambe pendante en pesant le pour et le contre. Il a opté pour la jambe, qu’il a essayé de chevaucher, mais je l’ai ramenée vers moi. Déçu, il a posé son menton sur ma cuisse et j’ai frotté l’arrière de ses oreilles. J’avais besoin d’aide. Oh Dieu, si ce chien avait pu parler ! Si j’avais pu discuter avec mon beau Rocco, comme ma vie aurait été différente !
Rocco, j’ai besoin de tes conseils.
Quel est le problème, patron ?
Je ne suis pas heureux. Je veux modifier toute ma vie. Repartir de zéro. Quitter le pays.
Vas-y, vieux. Écoute la voix de ton cœur. Va où il te dit d’aller.
Et ma femme et mes enfants ?
Quitte-les. Prends la route. C’est ta dernière chance. Il n’y en aura pas d’autre.
J’aimerais pouvoir t’emmener avec moi, mon garçon.
Toi aussi, tu vas me manquer.
Je t’enverrai quelque chose. Des taralla. Un gâteau italien, très doux.
Soyez libre, patron. Rien d’autre ne compte.
J’ai entendu des voix de l’autre côté de la maison quand les gosses sont revenus de la plage. Stupide est parti en courant à leur rencontre. Quelques instants plus tard, il y a eu un cri, le seul de cette espèce que je connaisse – le cri de Tina. J’ai traversé la maison au pas de course jusqu’à la porte de devant en devinant d’avance le spectacle qui m’attendait.
N’importe qui aurait pensé qu’un vétéran du corps des marines qui avait écumé les jungles du Vietnam, été décoré pour acte de bravoure à Pleiku et Binh Dinh, blessé à Qui Nhon, saurait évidemment repousser les assauts affectueux d’un chien joueur. Eh bien non, pas le sergent Colp. Il était de nouveau cloué au portail, et Stupide collé contre lui.
Comme la dernière fois, Denny était là, et encore une fois il m’a rendu furieux en donnant des coups de pied dans l’estomac de Stupide, pas une fois mais trois. Je l’ai injurié en courant aider mon chien. Mais ce n’était pas nécessaire. L’animal s’est retourné sous le coup de la douleur et ses crocs se sont plantés dans la jambe de Denny. Il a hurlé, puis est tombé sur un genou, tandis que le chien plein de remords s’enfuyait dans l’obscurité. Denny a relevé la jambe de son pantalon, et nous nous sommes réunis autour de lui pour examiner les deux rangées de trous dans son mollet et son tibia.
« Rien de grave », j’ai dit. « Ça fait mal ? »
« Va te faire foutre, d’accord ? »
Il s’est levé, puis est rentré à la maison en boitant, aidé de Rick et de Dominic. Tous l’ont suivi, sauf Jamie qui est resté à côté de moi pendant que je roulais Stupide sur le dos afin d’examiner son ventre. Il n’y avait pas trace de blessure.
« Tu as vu ce qui s’est passé », j’ai dit. « Un cas typique de légitime défense. Le chien n’avait pas le choix. »
« Je ne sais pas. Il a essayé de se farcir deux personnes ce soir. »
Une autre chose me troublait. « Pourquoi Rick Colp est-il paralysé par ce chien ? De quoi a-t-il peur ? »
« De quoi a-t-il peur ? Il a peur de sortir de ses gonds et de tuer Stupide. Il me l’a dit. »
Nous sommes allés dans la cuisine. En robe de chambre, Harriet tenait le pied de Denny contre elle et s’occupait des traces de morsure, qu’elle lavait à l’eau savonneuse. Je l’ai regardée appliquer de la Néosporine et des pansements.
« Tu ne risques pas la rage », j’ai dit. « Le chien a été vacciné. »
Denny a eu un sourire torve, « C’est la meilleure nouvelle que j’aie entendue depuis des semaines. Maintenant il peut bouffer tous les habitants de Point Dume. »
« Il y a une solution », a dit Tina.
Je l’ai attendue.
« Fais-le castrer. »
Ça m’a choqué. « Pour qu’il se traîne comme un légume ? Je préférerais le savoir à six pieds sous terre. »
« Tout à fait d’accord », a dit Colp.
« Ce qui veut dire ? »
« La seule chose un peu humaine à faire à ce pédé de chien, c’est de mettre un terme à ses souffrances. »
« Il n’y a pas de preuve qu’il soit pédé. Simplement, il n’a pas trouvé la femelle adéquate. »
Ils se sont bruyamment moqués de moi, puis un bloc de silence glacial est tombé sur la cuisine. Tous me regardaient.
« Je veux te parler, Papa », a dit Tina.
Elle est sortie de la cuisine et je l’ai suivie dans le patio. Elle tremblait, la détermination brillait dans ses yeux, elle brûlait de s’exprimer.
« J’ai pris une décision. Soit le chien part, soit je m’en vais. »
« Où ? »
« M’en fous. J’ai été terriblement patiente, comme Rick d’ailleurs. Débarrasse-toi de ton chien, sinon je m’en vais. »
Elle avait l’intensité d’un oiseau, cette jeune femme absolument viscérale sujette à des explosions et des cris imprévisibles, adepte de longue date du bris de vaisselle. Par-dessus le marché, elle arrivait toujours à ses fins. Ses menaces étaient absurdes. Si je me débarrassais de Stupide et qu’elle avait malgré tout envie de partir, elle partirait. Et si moi je devais choisir entre mon chien et ma fille, je ne pourrais que choisir mon chien, mais non sans regrets. Elle ne me laissait pas vraiment le choix. Elle désirait seulement que le chien sorte de sa vie.
« À toi de décider », j’ai dit. « Je ne me séparerai pas de mon chien. »
Elle a pivoté sèchement sur les talons pour rentrer dans la maison.